Les années 1946-1967

Coup de génie d'après-guerre.

  Le mardi 15 janvier 46 est un jour béni. Je croise Barthel qui tient la casse auto. Connaissant, comme toutes les personnes de Niort, mon goût pour les voitures américaines, il vient me proposer une épave d'une grosse Chrysler que les Allemands ont laissée dans leur fuite. Mes deux Chrysler d'avant-guerre ne m'ont laissé que de bons souvenirs. Elles étaient très en avance sur leur époque. Quand il me parle de grosse Chrysler, je pense immédiatement à la possibilité de la transformer en camionnette ce qui me serait très utile pour mes dépannages. Dès le lendemain je suis chez lui.

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  Malgré la peinture abîmée et de sinistre remémoration, des pneus fatigués, le volant cassé, le radiateur absent, tout comme le démarreur et la dynamo, cette voiture m'éblouit. Ce qui me frappe immédiatement c'est l'espace, huit places, et le luxe de l'intérieur, particulièrement celui de la sellerie dont les cuirs sont de grande qualité. Quelques coutures des sièges sont à refaire ainsi que des garnitures intérieures. Je connais un excellent sellier qui peut redonner à l'intérieur l'éclat du luxe initial. C'est primordial, car ce n'est pas ma partie. Pour le reste, rien ne me fait peur. Je sais que je peux remettre le moteur, un énorme 6 cylindres, et les autres organes mécaniques en état. Ce n'est plus une camionnette pour mes dépannages que j'inspecte, j'ai maintenant en vision la future plus belle voiture de France !

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  Cette voiture m'a sauvé. Avant, il fallait toujours que j'emprunte pour acheter des voitures à retaper ou à revendre, ce qui me mangeait mon bénéfice. Quand tu as de l'argent tu gagnes de l'argent, quand t'en a pas tu peux rien faire. Je m'en suis vite aperçu. À partir de ce moment-là, j'ai pu financer moi-même mes achats. Et puis comme j'avais vraiment fait un beau profit j'ai pu acheter un terrain à l'île d'Aix ainsi qu'une villa à Châtelaillon, station balnéaire près de La Rochelle réputée des Niortais, pour 240 000 F. J'avais vendu la Chrysler Royal le prix de trois villas au bord de mer !

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Fin d'une époque.

  La retraite, c'est la fin d'une époque pour moi. C'est également la fin d'une époque pour le type de réparations que faisait le mécanicien. Nous sommes passés aujourd'hui au temps de l'échange standard, de la réparation rapide par remplacement d'éléments complets. Je fais partie de la vieille école, économe, où on ne remplaçait que la pièce usée. Et encore j'ai évolué. Au début de ma carrière, on repassait souvent la pièce défectueuse au tour ou à la fraiseuse, quand on ne refabriquait pas nous-mêmes une pièce équivalente.

Il est temps de me décider. J'estime que mon bilan est positif : je suis parti avec rien, alors qu'aujourd'hui tout m'appartient. Je n'ai pas de dettes, je ne dois rien à personne. Ma retraite, je la prendrai à 66 ans, le 31 mars 1967.   À ma demande pour savoir combien j'allais toucher, la caisse de retraite m'a répondu que je n'avais quasiment droit à rien, n'ayant pas assez cotisé. Cinquante-quatre ans de travail, six jours sur sept, et pas assez de cotisations ! Il est vrai, qu'au tout début, mes patrons ne déclaraient rien ; moi-même je ne m'étais pas déclaré et n'avais pas cotisé pendant toute une période.

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